#10 RAYMOND BELLOUR

 

La plus simple émotion

By Raymond Bellour

J'erre dans la Biennale. Comme toujours, trop d'œuvres, de dispositifs, d'écrans, de sons, couleurs, mouvements, constructions, slogans, dérives, idéologies, trop de tout. Fatigue, écoeurement. Attente. Reprendre son souffle. J'arrive au seuil d'une autre salle. D'un coup d'œil, la surprise, le calme. Ravissement, douceur. Un dispositif clair, élémentaire, dans une ombre savemment calculée. Sur plusieurs fils d'un bleu-vert métallisé, tendus de mur à mur en parallèle, cinq torchons carrés sont accrochés par des pinces. Ils varient de couleurs simples. Carreaux rouges et roses, un classique. Faux blanc imprimé de motifs beiges. Jaune paille. Gris à peine rosé. Rayures inégales, bleues, blanches, roses, encore un classique. Sans jamais empièter l'un sur l'autre, ces torchons, de taille légèrement différente, sont tous décalés l'un par rapport à l'autre selon la profondeur. Mais sur le mur du fond, contre le rectangle blanc et vibrant d'un écran, leurs ombres égales s'alignent en une sage succession réglées. Cinq carrés noirs sur fond blanc. Le choc est immédiat, entier, nettoyant l'œil qui se captive. Un contraste de perceptions dans la logique primitive d'une projection. On se retourne pour comprendre : un projecteur-film envoie une pure lumière, dont la vibration anime continuellement l'écran, inventant un effet inédit de noir et blanc, de noir sur blanc, que le bruit familier de la machine acccompagne. Il a suffi de filmer un écran blanc, puis de projeter en boucle ce film sans images, et d'ordonner les profondeurs entre ombre et réalité. La notice qui commente cette œuvre dans le livret de la Biennale précise que les spectateurs – disons plutôt les visiteurs - peuvent modifier l'ordre des torchons (je ne l'ai pas vu faire, mais une brève vidéo sur "You Tube" les montre dans un ordre différent de celui des photos que j'ai prises) - interactivité minimale dont la tentation la plus spontanée est de s'introduire dans le faisceau, en levant par exemple sa main contre le flot qui sort du projecteur. Ou de s'avancer vers le mur-écran, pour y saisir son ombre projetée, mais toujours s'arrêtant au-dessous des cinq carrés noirs alignés. 

Pourquoi cette simple émotion est-elle si entière? Parce qu'elle fait sentir comme peu d'autres le passage et l'écart entre ce que serait une simple magie provoquée par un spectacle comme il s'en produit par instants dans la nature, grâce à des arrangements de hasard, et sa fixation par les moyens de l'art. Dans un texte tout récemment publié en France, où il s'interroge, dans les années 1910, sur sa passion nouvelle pour le cinéma, le psychologue Hugo Münsterberg rappelle l'évidence qui forme "l'essence de l'art : l'œuvre nous attire par ses prétentions à la réalité, tout en se distinguant radicalement de la nature et de la vie par ses moyens propres." C'est ce saut conjugué de la sensibilité et de l'esprit qui saisit devant La Cocina, la cuisine. Je ne sais si en espagnol le mot a ces connotations, au sens où c'est proprement la "cuisine" élémentaire de la formation des images qui se livre dans cette installation. Dans la notice de musée qui accompagne l'œuvre (collection du Musée Reina Sofia de Madrid), on qualifie ainsi la transformation calculée des torchons de couleurs en carrés noirs : "La même chose survient lorsqu'à cause de tel événement, différents souvenirs viennent à l'esprit simultanément, effaçant toute distinction de temps, de lieu ou de sens entre leurs divers référents." Tel est bien l'effet de double projection, externe et interne, qui se trouve retourné sur lui-même, provoquant un sentiment léger mais très vif de sublime : celui qui accompagne la sensation se muant en pensée sans pour autant s'y résorber, de sorte que le corps entier reste attaché à la  vibration qui l'a capturé. Sublime, au sens de "l'offrande", par laquelle le qualifie Jean-Luc Nancy, quand il dit par exemple : "Le sublime, c'est qu'il y ait de l'image, donc de la limite, à même laquelle se fait sentir l'illimitation". Et c'est ce double mouvement qui en fait l'émotion.

Euliala Valldosera a conçu depuis La Cocina (1992), une de ses premières œuvres, des installations beaucoup plus complexes, plus vastes, plus peuplées, toujours à partir d'un même principe de projection en acte, dont l'effet se trouve démultiplié à travers des variétés d'écrans et d'objets, grâce à tous les mouvements qui les lient. On pouvait, à quelques mètres de La Cocina, l'éprouver à Lyon devant El Period (2006-2009), où des verres alignés sur des tables se trouvaient projetés sur un écran, selon les mouvements d'un landau que le visiteur pouvait faire avancer sur des rails circulaires. Ou plus encore, de façon très magique, dans la gigantesque installation montrée à la Biennale de Venise en 2001, Provisional Home, où le visiteur se trouvait capté à l'intérieur de projections multiples, fixes ou mobiles, tournantes, opérant à partir du sol jonché d'objets hétéroclites; de sorte que les images se mêlaient en tous sens et selon divers rythmes sur les quatres murs de la salle. On peut imaginer que c'est pour réaffirmer la nature élémentaire d'un principe depuis lors sans cesse démultiplié que l'artiste catalane a tenu à associer, pour la Biennale de Lyon, à une œuvre récente, une œuvre aussi ancienne. Si la simplicité de La Cocina bouleverse, c'est qu'elle est aussi un rappel de l'idée sensible dont la saisie a si fort ému une première fois son auteure que son oeuvre en a comme naturellement découlé. 

 

 
WEB: